Vents
de Saint-John Perse : lecture de Jacques Roman
La Matière-Souffle saisie par la Forme-Parole
J'entends déjà la question : Pourquoi nous envoyer cent-dix
pages et quelques deux-mille cinq-cents vers ? Et encore répondre
: je leur envoie des mots parce que je crois voir qu'ils écoutent.
Porter la parole de Saint-John Perse, souffler les "Vents" ce
n'est pas à proprement parler mettre
en scène mais faire se lever sur la scène ce carrefour,
cette énergie que porte en elle-même la parole du poète.
Il ne s'agit pas ici de faire l'acteur mais bien, s'étant empli
des émotions, des sentiments, des certitudes que le poème
suscite, s'étant consciencieusement incorporé ses éléments,
les supprimer un à un par négations persévérantes,
prendre la matière première de l'émotion poétique
dans sa manifestation respiratoire.
René Daumal : "Les mots ne s'imposent à
la marée pneumatique des passions que par l'intermédiaire
de l'image. Or le chaos lyrique ne
se cristallisera en image que sous l'impact d'une énergie extérieure."
Ces dernières lignes, à elles-mêmes,
suffisent à définir la vocation dans laquelle je me suis
engagé. Lorsque Pierre Starobinski m'a proposé de lire des
extraits de "Vents", je suis retourné au sein des pages
et là j'ai entendu se lever cette chair en mouvement inspirée
par l'aventure du mouvement. L'entreprise peut paraître folle. Elle
l'est. Elle est certes de démesure.
Ce mot prononcé, je citerai Edouard Glissant dans sa préface
à Saint-John Perse. La
créolité de Saint-John Perse, par Mary Gallagher
:
"Nous pouvons approcher cette œuvre comme étant
(ou proposant) une mesure de la Démesure. La démesure
est du monde, de nos réels enchevêtrés, de nos conflits
infinissables, de nos rencontres inespérées : une créolisation.
Les paysages se joignent dans ces imprévisibles. Les remous des
sables battent du même souffle que les houles de mer. Les humanités
s'entendent dans ce fracas de toutes choses. C'est là notre partage,
et des poètes l'ont pressenti. Mais à cette Démesure,
Saint-John Perse entend apposer une Mesure, qui est celle du souffle
humain. Non pas pour contraindre la démesure, mais pour mieux
la lire. Obstination du poète à surprendre non pas l'image
mais le motif (comme on aurait dit en peinture) d'une telle Démesure.
Nous pouvons aussi concevoir aujourd'hui, pour l'expression artistique,
une démesure de la Démesure. Consentir au démêlé
du monde, aux traces non régulées par où nous vivons.
Ce serait là l'ébauche d'une autre poétique, aventureuse
et fragile, dont l'œuvre de Saint-John Perse aura été,
par antinomie, l'annonce flamboyante et irrécusable."
Sur la scène un anneau de lumière. En son
centre, son ombre, une femme (ou est-ce un oiseau? Est-ce un arbre?) A
quelques pas, de la poussière sous le pas, un homme, un livre,
une voix.
Jacques Roman, mars 2004
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